Sur les coteaux de la Chalosse, dans le sud du département des Landes, l’agriculture n’est pas une sinécure. Exploitations morcelées, terrains en pente, exposés aux coups de vent océaniques, terres ravinées par les fortes précipitations, sécheresse en été… L’élevage du canard s’est progressivement fait une place de choix. Chez Serge Mora, 2 500 bêtes battent des ailes en plein air, sous le pâle soleil d’hiver. Dans les vastes enclos aussi appelés «parcours», le palmipède gambade et passe au distributeur de nourriture à volonté. Avant d’être gavé sur place au grain à l’âge de 100 jours. Un élevage paisible mais exigeant : gaver les 300 canards en phase d’engraissement réclame deux heures le matin et autant le soir, dimanches inclus. «Ici, l’élevage bovin n’est pas rentable. On s’est tous jetés dans l’élevage hors-sol, se souvient Serge Mora. Au point d’arriver à une densité énorme. Dans certaines communes d’à peine 1 500 hectares, on a totalisé jusqu’à 200 000 canards [chiffres de 2017, ndlr]

C’est le soir du 31 décembre que Serge Mora a découvert le premier canard mort chez les plus jeunes de ses pensionnaires, les plus exposés à la charge virale. «J’ai dit à mon fils : "Demain, on aura les étrennes !"» Depuis, chaque jour apporte son lot croissant de cadavres. C’est la troisième fois en cinq ans qu’un foyer de grippe aviaire prend ses quartiers dans cette ferme tranquille, qui nourrit ses animaux essentiellement avec le maïs, le soja ou le tournesol produits sur place.

Troisième vague

Six jours plus tard, après envoi de prélèvements au laboratoire départemental puis au laboratoire de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation de l’environnement et du travail (Anses) à Ploufragan (Côtes-d’Armor), le résultat est arrivé par courrier recommandé : l’exploitation est bien touchée par le H5N8, autrement dit le virus de la grippe aviaire. L’ensemble des canards sera abattu la semaine prochaine.

«Touchés ou sains, ils sont tous condamnés. On continue de les nourrir quand même», souffle Julien, le fils de Serge Mora, le regard perdu au-dessus des palmipèdes non infectés qui continuent leurs interminables randonnées. «Quarante-huit heures après avoir découvert le premier malade, on aurait pu abattre, avec l’aide du vétérinaire et 660 injections létales, les canards de trois semaines. On aurait éteint l’incendie avec un seau d’eau, et on aurait pu garder les bandes plus âgées. En respectant la procédure, cela dure deux semaines et il faut les Canadair. Ce matin, on est à 360 morts et on nous laisse là. C’est un spectacle crève-cœur pour un paysan», déplore Serge Mora. Il parvient à plaisanter : «C’est vrai que je n’ai que quarante-trois ans d’expérience ! Pendant plus de trente-cinq ans, avec mon épouse, nous avons développé une exploitation qui est passée de 15 à presque 70 hectares et nous a permis de financer les études de nos enfants, de dégager un revenu sans jamais prendre de vacances.» Et voilà la troisième vague de grippe aviaire en cinq ans, avec son lot de séismes pour les finances de l’entreprise, de désastre psychologique et de questions sur le modèle de la filière que le fils, Julien, devra continuer à faire évoluer. Ou pas.

A lire aussiDes aides pour les élevages qui battent de l’aile

Serge Mora est président du Modef des Landes, le syndicat agricole qui défend les exploitations à dimension familiale. «La contamination par le passage des oiseaux migrateurs, c’est une fable. La propagation vient bien davantage des migrateurs sur roues», sourit-il. Il vise les camions qui livrent de ferme en ferme les aliments et les jeunes canards qui vont y être élevés et gavés. «Chaque exploitation s’étant spécialisée, des canards font 150 à 200 km en camion pendant leur courte vie de 120 jours.»

Dans le modèle familial d’il y a une trentaine d’années, le canard arrivait à la ferme âgé d’un jour. Il en repartait sous forme de conserve ou de produit frais, après élevage, gavage, abattage et transformation sur place. Une vie sédentaire qui évitait de faire intervenir des équipes de vaccination, des équipes de ramasseurs et des transporteurs. «La multiplication des intervenants fait augmenter le risque de défaut du respect des mesures sanitaires», reprend Serge Mora. Autre facteur aggravant : la densité de la population de canards sur ce petit bout de territoire, avec parfois moins de 200 mètres de distance entre les exploitations. «Au lendemain de la crise de 2016, les autorités sanitaires ont alerté sur cette densité, se souvien-t-il. La profession en a pris acte en réclamant de l’argent public pour investir dans de vastes bâtiments. L’idée, c’était de mettre les animaux à l’abri. Mais du coup, on en a profité pour augmenter encore la population ! Les accords de désintensification n’ont jamais été respectés.»

«Air contaminé»

Serge Mora sait bien qu’il sera difficile de revenir en arrière. Le canard de plein air se vend principalement sur les marchés, dans les épiceries fines et auprès des particuliers. Et il en manque pour satisfaire la demande. Tandis que les gros transformateurs, eux, peinent à écouler leurs produits, particulièrement cette année, en raison de la fermeture des restaurants.

L’enfermement de ses animaux ne lui inspire rien de bon : «Au kilo d’animal, le canard consomme plus d’air qu’un cheval. En l’enfermant, on est obligé de mettre des extracteurs d’air puissants et on balance l’air contaminé dans la nature. Avec trois fois plus de précipitations qu’à Paris et des vents dominants d’ouest de plus en plus soutenus, c’est un brumisateur permanent qui diffuse les virus éventuels. On a créé des bombes biologiques qui nous pètent au nez.»

Julien, le fils, qui revient aux commandes de l’exploitation après un parcours de salarié à l’extérieur, se pose des questions pour l’avenir de la ferme. Il ébauche une solution : «Faire la pause en décembre après le gavage de la dernière bande et ne reprendre des canetons qu’en février, quand le risque aigu d’épizootie sera écarté. Cela fait trois à quatre mois sans production, mais on n’est pas forcément perdant à la fin de l’année si on ne s’est pas endetté dans des bâtiments.» A étudier, sans savoir a priori si la recette est viable. «Si les faits sont têtus et que je n’y arrive pas, je ne m’entêterai pas. Je n’ai pas choisi ce métier pour vivre de subventions.»