09 janvier 2021

Qwant : les maux clés

Lancé en 2013, vite pressenti comme une pépite technologique en devenir, le moteur de recherche français n’a pu tenir ses promesses. Au pied du mur, il doit désormais se réinventer afin de se démarquer de ses concurrents dans un marché ultradominé par Google.

«Peu de gens ont conscience de la complexité que représente le développement d’un moteur de recherche. On est en bas du mont Ventoux et l’erreur est d’avoir survendu Qwant. Nous demandons de la patience.» Le ton, mea culpa et profil bas, est à l’image du nouveau visage cultivé depuis un an par l’unique moteur de recherche français et européen, lancé en 2013 sans avoir jamais vraiment décollé auprès du grand public malgré sa promesse vertueuse : «Le moteur qui respecte votre vie privée.» Sous la houlette de son patron, Jean-Claude Ghinozzi, un «opérationnel» au profil marketing passé par Microsoft et arrivé chez Qwant à l’été 2017, cette alternative jusqu’ici lilliputienne à la toute-puissance du roi Google n’a plus que ce mantra à la bouche : se recentrer sur son outil de recherche maison. Une gageure pour un site encore largement «motorisé» aujourd’hui par Bing, l’outil de recherche du géant américain Microsoft, avec lequel il a noué un partenariat longtemps tu et même nié, ce qui a fortement entaché sa réputation. Dans un souci de transparence inédit, Qwant a d’ailleurs reconnu le mois dernier que l’index qui se cache sous son capot n’est capable de répondre «en totale autonomie» qu’à 40 % des requêtes de ses utilisateurs…

Mais en se concentrant sur ce seul usage qui constitue la porte d’entrée sur la Toile pour 65 % des internautes, Qwant espère encore, sept ans après le lancement de sa première version bêta, honorer sa promesse de mise au point d’un outil de recherche en ligne aussi performant que réellement souverain et respectueux des données de ses utilisateurs. Un défi colossal pour une entreprise qui rame à se défaire de son étiquette de canard boiteux dans le microcosme de la tech française, où ils sont nombreux à n’y voir qu’un vaste enfumage doublé d’une gabegie d’argent public.

Chez Qwant, ce qui est présenté comme le nouveau départ d’un «Phœnix» - le nom de code dont les développeurs ont baptisé la nouvelle version du moteur prévue d’ici à l’été - renaissant de ses cendres a débuté il y a un an, en janvier 2020. Sous la pression des actionnaires, qui exigent son départ comme préalable à toute recapitalisation, le PDG et cofondateur de l’entreprise, Eric Léandri, est débarqué manu militari. La fin de la période «open bar» dont Qwant, devenu l’étendard anti-Gafa choyé par la macronie, a usé et abusé, s’éparpillant dans des déclinaisons tous azimuts de la marque (Qwant Music, Qwant Causes, Qwant Sports, Qwant Pay, etc.), en singeant à son petit niveau la démesure des géants du numérique. Sauf qu’en 2019, le moteur de recherche, qui promettait 15 millions d’euros de chiffre d’affaires, n’en avait réalisé que 5,8 millions, creusant ses pertes à un niveau record de plus de 20 millions d’euros. Le tout pour une part de marché de 1 %, microscopique face au titan Google qui truste aujourd’hui plus de 90 % des recherches internet en France. 

Chute libre

Un an plus tard, où en est-on de la nouvelle stratégie de «monétisation» du moteur, qui était censée mettre fin à l’hémorragie et permettre à l’entreprise d’atteindre l’équilibre à l’horizon 2021 ? «Le Covid est passé par là et a compliqué nos plans, amputant notre chiffre d’affaires d’au moins 25 % par rapport à ce qui était escompté», plaide Jean-Claude Ghinozzi, qui fait valoir que la situation ne s’est pas «aggravée». «Notre modèle, basé sur la vente de mots clés mais sans aucun traçage des internautes, a prouvé sa pertinence dans un marché de la publicité numérique qui a reculé de 10 % au total en 2020, poursuit-il. On n’a certes pas atteint nos objectifs, mais l’audience et l’activité ont bien progressé et sans la crise, on était sur une tendance de plus 50 % d’une année sur l’autre.»

Après un printemps en chute libre, Qwant, qui restera en deçà des 10 millions d’euros d’activité pour l’année écoulée, se targue de l’avoir mieux terminée avec une progression de ses revenus de presque 50 % en décembre par rapport à décembre 2019. S’il a gagné des utilisateurs, le petit moteur français a aussi continué à afficher de lourdes pertes, de l’ordre d’1 million d’euros par mois. Les actionnaires ont dû remettre au pot l’an dernier : la Caisse des dépôts (CDC), 35 % des parts, a déjà investi plus de 30 millions d’euros depuis son entrée au capital en 2017, suivie par le groupe de presse allemand Axel Springer (20 %), fer de lance outre-Rhin de la croisade anti-Google.

Emmanuel Macron, alors ministre de l’Economie, a repéré dès 2015 ce qui devait devenir une pépite technologique française. Devenu président de la République et thuriféraire de la «start-up nation», il ne lâche pas Qwant et la puissance publique continue donc à soutenir l’aventure via la CDC. En contrepartie, la start-up doit resserrer les cordons de la Bourse. Les coûts ont ainsi été réduits depuis de 30 % à 35 %, en ramenant les effectifs de 145 personnes à une centaine. Les deux filiales d’Ajaccio (Qwant Music) et d’Epinal (Qwant Entreprise), ouvertes avec le soutien financier actif des collectivités locales, ont, elles, été fermées, ainsi que la dizaine de sociétés créées pour décliner la marque. Il n’en reste plus que trois en comptant les deux filiales «dormantes» d’Italie et d’Allemagne, ses deux autres principaux marchés, en plus des trois sites hexagonaux (le siège parisien, Nice pour la recherche et développement et Rouen pour les serveurs).

«Il faut être lucide et faire des choix, on n’a pas les moyens de développer des suites de services comme l’ont fait nos grands concurrents qui peuvent investir à perte dans de nouveaux produits pendant des années dans une logique d’écosystème, explique Jean-Claude Ghinozzi. Notre priorité, c’est d’atteindre une taille critique, sans laquelle nous ne serons jamais rentables.» Seuls rescapés, le service Qwant Junior et l’outil de cartographie Qwant Maps, stratégique pour attirer de la publicité, qui ne stocke pas les données de géolocalisation. Une nouvelle version en sera dévoilée au printemps. En revanche, aucune date n’est plus évoquée pour un outil de mail, que Qwant compte toujours proposer, mais via un partenaire afin d’en limiter au maximum le coût.

«Google et les miettes»

Avec près de 5 millions de visiteurs uniques par mois, Qwant pointait à la quatrième place des moteurs de recherche dans l’Hexagone en termes d’audience en octobre selon Médiamétrie, à des années-lumière de Google (45 millions de visiteurs uniques) et loin derrière Yahoo et Bing. Une audience surtout liée à sa notoriété en France (75 % de l’activité de Qwant), mais qui représente donc moins de 1 % du marché archi-concentré de la recherche en raison d’une bien trop faible fréquence d’utilisation. Dit autrement, les usagers de Qwant sont trop peu fidélisés et ce n’est pas son installation comme moteur de recherche par défaut de l’administration française sur les ordinateurs des fonctionnaires depuis 2020, ou sur des parcs d’entreprises (l’assureur AG2R récemment), qui va radicalement changer la donne. «Ce sont des petits coups de pouce valorisants en termes d’image et de notoriété, mais il est impossible de savoir combien de ces utilisateurs gardent Qwant et surtout l’adoptent en dehors du bureau, témoigne un responsable informatique dans le service public. On ne va pas aller jusqu’à interdire Google pour donner sa chance à Qwant.» A ranger dans les petites victoires tout de même, Qwant a été choisi en 2020 par le chinois Huawei, leader mondial de la 5G et numéro 2 des smartphones derrière Samsung, comme moteur de recherche par défaut sur la gamme de téléphones P40. Le géant chinois a en effet été privé de Google pour cause de conflit avec l’administration américaine.

Mais le moteur français doit également faire face à la concurrence de «métamoteurs», qui surfent eux aussi sur la vague éthique de la protection des données personnelles. Ces derniers se contentent d’agréger les résultats d’autres sources de recherche, comme Bing, sans développer leurs propres technologies. Et dans une même logique de partage des revenus publicitaires, avec un reversement en moyenne de 20 % pour le fournisseur de technologies. Une stratégie moins coûteuse et moins risquée, susceptible d’être plus rapidement payante. «La seule question qui vaille aujourd’hui, c’est celle de l’apport technologique d’un Qwant en termes de qualité de service par rapport à des moteurs comme Ecosia, qui met en avant l’écologie en plantant des arbres, ou DuckDuckGo», explique un observateur du secteur qui rappelle qu’en matière de recherche, «il y a Google et les miettes». Or cela n’a rien d’évident pour l’utilisateur.

«C’est trop tard»

«Qwant n’apporte rien de vraiment novateur par rapport aux autres moteurs et essaie simplement de faire ce que faisait Google il y a dix ans, les moyens en moins», poursuit-il. Et le Petit Poucet français ne se différencie du géant américain «ni dans la qualité ou la présentation des résultats, ni dans le respect des données personnelles». Verdict de ce spécialiste : «Dire que l’on s’appuie sur ses propres technologies n’a aucun intérêt si elles n’apportent aucune rupture et innovation par rapport à ce qui se fait ailleurs. C’est juste une posture politique et cela ne fait pas une stratégie dans un marché ultraconcurrentiel et figé depuis longtemps.» Bref, Qwant «avait peut-être une carte à jouer il y a dix ans, mais maintenant c’est trop tard».

Pour devenir bénéficiaire, Qwant doit pourtant à la fois doubler son chiffre d’affaires et atteindre les 12 ou 13 millions de visiteurs uniques par mois, reconnaît son équipe dirigeante, entièrement remaniée l’an dernier. Plus de la moitié du chemin reste donc à parcourir. Cela nécessitera une nouvelle levée de fonds de 20 millions d’euros en 2021 pour se rapprocher de cette autonomie technologique (l’objectif est de la porter à au moins 80 %) et poursuivre le développement à l’étranger. Comme en Allemagne, où le moteur prévoit de dépenser 10 millions d’euros en marketing pour se faire connaître. Qwant a déjà obtenu un report de remboursement d’un an de la Banque européenne d’investissement (BEI), qui lui avait octroyé un prêt de 25 millions d’euros en 2015. Et en fonction du succès de la levée de fonds, la nouvelle équipe prévoit d’embaucher des ingénieurs pour accélérer sur le plan technologique. Objectif : atteindre l’équilibre financier d’ici à fin 2021. Si le Phoenix renaît bien de ses cendres.

Posté par : Luc Fricot à - Permalien [#]
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